Les COP sous la loupe: une révélation révoltante

L’Association de l’École d’Affaires Publiques de Sciences Po a accueilli le lundi 22 novembre 2021 Delphine Batho et Jean-Marc Jancovici pour une conférence exceptionnelle sur les blocages et solutions de la transition écologique. Lors de son exposé, Delphine Batho, femme politique française, y fait une révélation sur les COP qui soulève l’indignation.
Voici le verbatim de sa présentation.
« Il y a deux remarques préliminaires que je voudrais faire.
La première, c’est que rien n’est possible sans faire le bon diagnostic de la situation dans laquelle nous sommes, dans laquelle se trouve l’humanité. Et qu’aujourd’hui encore, malgré la quantité de données et de connaissances scientifiques accumulées depuis des décennies et des décennies et des décennies, le diagnostic est un terrain de bataille et une terrain de combat parce qu’en fait nous ne sommes pas seulement confrontés à un réchauffement climatique et à son accélération, on est confronté à un processus global qui est la dynamique de la grande accélération qu’on pourrait appeler aussi celle de la grande destruction de l’anthropocène, avec un effondrement extrêmement rapide à une vitesse foudroyante de la biodiversité, une crise des ressources et, globalement, un dépassement des limites planétaires, des 9 ou 11 selon ce que l’on compte comme limites planétaires qui définissent l’espace de sécurité dans laquelle la vie même et les civilisations humaines ont pu se développer sur Terre.
On est donc dans une situation d’urgence absolue à brève échéance. Quand on prend les données, notamment sur le réchauffement climatique, on est dans la décennie critique. Et moi j’en tire une première conclusion : c’est qu’il faut mettre à la poubelle le mot transition.
Parce qu’en fait, aujourd’hui, on peut discuter de son origine, de la façon dont il a été conçu au point de départ, etc. Mais aujourd’hui, quand vous entendez dans le débat public : « En 2040, on va faire ceci, en 2050, ce sera comme cela, et d’ailleurs on s’engage à ceci, à cela… », je vous conseille d’avoir un petit warning « Alerte green washing » qui s’allume dans votre cerveau, parce qu’en fait la seule chose qui compte désormais, c’est ce que nous faisons dans la décennie actuelle et ce que nous faisons entre maintenant et 2030 parce que toutes les décisions qui sont prises aujourd’hui auront des conséquences dans 20 ou 30 ans et au-delà, à cause de l’inertie notamment du système climatique.
Si on le prend en matière de biodiversité, si vous voulez, on est déjà à 80 % des populations d’insectes et un tiers des populations d’oiseaux en moins en France, donc, on est au-delà même de la notion d’urgence. D’ailleurs, on ne sait même plus quel mot utiliser pour parler d’urgence. Donc, à chaque nouveau rapport du GIEC, on dit « urgence absolue », « extrême urgence absolue », on ne sait plus comment le dire, et du coup, il y a quelque chose de trompeur dans le mot de « transition » qui était valable il y a 20 ou 30 ans quand on pouvait imaginer faire tourner le curseur pour tendanciellement modifier la trajectoire de la société, là, c’est comme si on était dans un train qui fonce à toute vitesse vers un mur, essayant effectivement de négocier un virage, mais la première chose à faire, c’est d’appuyer sur la pédale de frein. On continue aujourd’hui d’appuyer sur l’accélérateur. Donc, ça, c’est la première remarque que je voulais faire.
La deuxième, c’est qu’en fait, au lieu de « les » blocages, je voudrais parler de « LE » blocage. On peut, dans le débat, revenir sur toute une série de dimensions de ce qui empêche la transformation ou le changement ou la prise en compte réelle de l’urgence écologique, mais nous sommes en réalité aujourd’hui dans une situation où on confond, en fait, les symptômes, les conséquences, on est dans des débats, si vous voulez, sur le traitement des symptômes, le traitement des conséquences et non dans un débat sur la cause, c’est-à-dire l’obsession pour la croissance économique et une société, un monde qui tourne autour de cette idée du « toujours plus ». Donc, c’est un peu comme si vous aviez une maladie du tabagisme que vous vouliez combattre en prescrivant de continuer à consommer des cigarettes. Quand on vous dit qu’on va lutter contre le réchauffement climatique ou s’attaquer aux pertes de biodiversité en poursuivant en fait un objectif de croissance du PIB, c’est totalement antinomique. Ça veut dire aggraver les causes du problème.
Cette obsession pour la croissance économique résulte d’un lourd héritage. On peut avoir de très nombreux débats historiquement, philosophiquement, même anthropologique-ment, extrêmement intéressants sur le poids qu’ont eu les conceptions religieuses sur l’homme dominant la nature, possesseur de la nature, sur la part du patriarcat, donc, l’homme maître et possesseur de la nature et aussi maître et possesseur des femmes. Je voudrais insister sur quelque chose qui me paraît fondamental : c’est que les deux grands systèmes idéologiques qui matricent en fait le débat politique en France comme à l’échelle mondiale, le libéralisme, le capitalisme et le marxisme ont un point en commun qui est celui d’être productiviste et d’être favorables à la croissance économique et de conditionner la réalisation de leur projet politique à l’augmentation de la production. Les uns parce qu’ils pensent que l’accumulation toujours plus va par théorie du ruissellement faire le bonheur général, les autres parce que le fait de faire grossir la taille du gâteau va permettre de mieux redistribuer les parts. On doit aujourd’hui envisager quelque chose de nouveau : c’est que la taille du gâteau doit diminuer et il faut en même temps mieux partager les parts parce que c’est le seul chemin possible.
Et on voit cette grande convergence qui existe dans le débat politique, on l’a vue aussi de façon assez spectaculaire en termes géopolitiques à la COP26, et c’est pas une nouveauté puisque ça fait à peu près trente ans que c’est la même chose : à la COP26, vous avez toutes les grandes puissances, quelles que soient leurs tensions actuelles extrêmement fortes, quels que soient leurs points de désaccord géopolitique, qui sont toutes d’accord pour ne rien faire ou presque ou faire semblant de faire par rapport à l’accélération du réchauffement climatique.
On présente en 2021 comme une victoire diplomatique obtenue de haute lutte que les mots « énergies fossiles » et le mot « charbon », c’est pour vous dire où on en est, soient inscrits dans un texte international pour le climat pour la première fois depuis 30 ans. Et en fait, les règles du jeu des COP depuis 1992 sont fondées sur un traité international qui dit dans son article 3, alinéa 5 (voir encadré-NDLR) qu’on a le droit de prendre aucune mesure, même unilatérale à l’échelle d’un pays, en faveur du climat qui pourrait contrarier le développement du commerce international et qui pourrait contrarier la poursuite de l’objectif de croissance économique. C’est-à-dire que c’est inscrit dans la règle de départ qu’on n’a pas le droit de s’attaquer aux causes du problème.
Donc pour moi, le blocage, c’est celui-là, et il appelle une réponse qui est effectivement un projet politique de décroissance, alors décroissance au sens de la réduction de notre empreinte écologique à l’échelle macro-économique, c’est-à-dire de la réduction de notre consommation d’énergie et de matières premières pour faire grandir notre bien-être autrement qu’en continuant de détruire la Terre et nos conditions d’existence. »
(CONVENTION-CADRE DES NATIONS UNIES SUR LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES, p. 7, article 3.)
« 5. Il appartient aux Parties de travailler de concert à un système économique international qui soit porteur et ouvert et qui mène à une croissance économique et à un développement durables de toutes les Parties, en particulier des pays en développement Parties, pour leur permettre de mieux s’attaquer aux problèmes posés par les changements climatiques. Il convient d’éviter que les mesures prises pour lutter contre les changements climatiques, y compris les mesures unilatérales, constituent un moyen d’imposer des discriminations arbitraires ou injustifiables sur le plan du commerce international, ou des entraves déguisées à ce commerce. »