Dépossession : permettre la vente privée d’électricité

Québec veut permettre la vente d’électricité entre compagnies privées. Hydro-Québec détient le monopole de la distribution d’électricité dans la province depuis 60 ans. Le projet de loi du ministre Pierre Fitzgibbon constituera donc une brèche dans ce monopole, ce qui ravive les craintes de privatisation. Dans cette entrevue dont nous avons fait le verbatim, Jean-François Blain, analyste indépendant en réglementation de l’énergie, explique très bien les enjeux.
Le téléjournal avec Patrice Roy, Radio-Canada, 19 janvier 2024
Bonsoir Monsieur Blain. Parlons de la prémisse d’abord, du contexte dans lequel tout cela s’inscrit, c’est-à-dire l’incapacité dit-on d’Hydro-Québec de fournir suffisamment d’hydroélectricité aux gros clients industriels. Est-ce que la fin justifie les moyens? Est-ce que c’est, ça peut être une justification pour procéder à tel changement?
Non, c’est pas une justification. Et d’ailleurs, la prémisse à laquelle vous faites référence, c’est un déferlement de demandes de nouveaux raccordements provenant d’investisseurs industriels qui se sont retrouvés sur le bureau du ministre de l’Économie et de l’Énergie, monsieur Fitzgibbon. 30 000 mégawatts de demandes provenant d’investisseurs industriels potentiels, pour que les auditeurs puissent réaliser ce que ça implique…
C’est énorme.
C’est énorme, ça. Vous devez dire à peu près 225 térawattheures de consommation additionnelle par année. Le Québec au complet en consomme 180 aujourd’hui. Et donc, ça, c’est un problème qui a été créé de toute pièce par le démarchage qui était fait à l’international par le premier ministre, par le ministre Fitzgibbon plus particulièrement, pour offrir notre électricité à des investisseurs industriels au prix du tarif L, qui est déjà un des plus bas au monde, et même avec 20 % de rabais en dessous de ce prix-là, ça veut dire plutôt que 5 cents, 4 cents sur le kilowattheure, alors que les prochains approvisionnements qui vont être requis vont nous coûter à peu près le double.
Mais on entendait, monsieur Pineault, qui disait, ben si, il y en a des gros joueurs industriels qui veulent consommer plus, voire, surconsommer, ben, c’est à eux de payer ça, pas à nous, c’est correct.
S’il y a des gros joueurs industriels, d’abord il y a une prérogative démocratique qui doit s’exercer, puis un gouvernement n’est pas obligé parce qu’on a un monopole de distribution d’accorder de la puissance et de l’énergie additionnelles, n’importe quel projet, ils ne sont pas tous utiles ou souhaitables socialement, environnementalement, et même d’un point de vue économique. Deuxièmement, bien sûr cette question-là, les gros joueurs qui voudraient pouvoir produire eux-mêmes et revendre une partie de leur propre production par le grand joueur industriel à des tiers, la question qu’il faut se poser, c’est si ils sont dans l’industrie de la transition énergétique et qu’ils prétendent produire de l’hydrogène vert ou de l’acier vert, ou encore à partir des énergies renouvelables des batteries, qui serviront à construire des VUS, eh bien si leur produit a vraiment une valeur ajoutée dans le contexte d’une transition énergétique, ils ne sont pas capables de récupérer cette valeur dans les marchés ? Et si ils ne l’étaient pas, pourquoi devrions-nous, collectivement, financer la différence entre le coût additionnel que ces approvisionnements vont nous coûter et les revenus qui seront générés par des clients industriels? Alors donc ces investisseurs-là, ce qu’ils espèrent, c’est pouvoir, par exemple, produire cent unités d’énergie alors qu’ils en ont besoin de 60 et en vendre une quarantaine de façon opportuniste à des moments de pointe, à gros prix, à Hydro-Québec, voire même pour la fine pointe, à des prix qui atteignent 30 ou 50 cents du kilowattheure.
Dans la foulée de tout ça se pose toute une kyrielle de questions notamment. C’est probablement la question que les gens se posent en nous écoutant. L’impact sur les tarifs. L’impact sur les tarifs. Quel serait-il et pourquoi si c’est le cas, il y aurait eu un impact à la hausse?
Bon, alors si on décide d’accorder sans condition, à tous ces demandeurs de nouveaux raccordements industriels, à 5 cents, voire même à 4 cents du kilowattheure, de l’électricité qui va nous en coûter probablement 10 cents à produire, eh bien, c’est la collectivité des clients qui va devoir éponger le déficit des revenus à 5 cents par rapport au coût additionnel à 10 cents.
L’argent qui irait normalement Hydro-Québec, le manque à gagner…
En fait, le manque à gagner, c’est via les tarifs de l’ensemble des clients d’Hydro-Québec qu’il sera récupéré et pour chaque tranche de 1000 mégawatts accordés à des clients industriels, ce déficit de revenu sur un horizon de 20 ans, c’est 8 milliards et demi de dollars additionnels qui vont devoir être puisés dans les poches des ménages, des PME, des clients commerciaux et institutionnels. À l’opposé, si on laisse n’importe quel investisseur industriel produire lui-même, il va accaparer des ressources qui nous sont indispensables pour faire la transition énergétique. On parle de production additionnelle et d’ailleurs, Hydro-Québec est mieux placée que n’importe lequel de ces investisseurs-là pour faire cette production additionnelle là de la meilleure façon, au meilleur coût.
Et là, si je comprends bien, ces compagnies-là pourraient choisir le lieu de la production privée qu’ils effectueraient. On va peut-être, donc, si je comprends bien, c’est la crainte de certains. Un mot à dire, une préséance, si on veut, sur ces endroits très stratégiques, qui ne seraient donc pas accessibles à Hydro-Québec?
D’abord, les gisements hydroélectriques et les gisements éoliens ne sont pas illimités. Et deuxièmement, il y a une question d’emplacement et d’occupation du territoire. La nationalisation du secteur électrique, c’était le contrôle public via la propriété et l’exploitation publique des activités de production, de transport et de distribution en territoire québécois. On n’a pas besoin de privatiser Hydro-Québec pour dénationaliser à petit feu et morceler.
C’est ce qui se passe, en ce moment, selon vous?
C’est exactement la dynamique que le gouvernement de la CAQ en toute absence de légitimité démocratique semble vouloir mettre de l’avant, et c’est ce qui s’annonce déjà depuis un an et demi.
Il est où le déni de démocratie selon vous?
Mais c’est que, d’abord, le gouvernement de la CAQ n’a pas de mandat politique, n’a aucunement, comme les porte-parole des partis de l’opposition l’ont mentionné, n’a aucunement mentionné cette intention-là ni dans son programme politique ni lors de la dernière campagne électorale. Donc, il n’a pas de mandat formel.
Mais Monsieur Fitzgibbon a dit aujourd’hui par voie de communiqué, il faut être créatif, on n’a pas le choix. Il en va de l’intérêt de l’économie du Québec, des ambitions des industries industrielles qui, au final, profitent au Québec.
Alors, si on veut être créatif, il faut tout de même rester rationnel. Pour faire la transition énergétique du Québec, c’est-à-dire sortir les quelques dizaines de milliards de litres d’essence qu’on consomme aujourd’hui, et les quelque six milliards de mètres cubes de gaz naturel, eh bien, ça va prendre à peu près 150 térawattheures de disponibilité électrique additionnelle pour remplacer cette consommation-là. Ça équivaut à une dépense additionnelle de 15 milliards de dollars par année, que nous allons devoir assumer à même nos tarifs d’électricité. Évidemment, ça prend une feuille de route. Il faut avoir des garanties que dans deux ans, quatre ans, six ans, on va avoir sorti de notre économie une certaine quantité de produits pétroliers pour justifier l’ajout d’une dépense électrique de l’autre.
Vous plaidez pour un débat un peu plus élargi sur cette question avant de procéder à ce genre de décision là?
De beaucoup plus élargi et beaucoup plus approfondi.
En terminant quelques mots, est-ce qu’avec ce genre de proposition, la sécurité énergétique du Québec est en danger?
Elle n’est pas en danger, mais l’accès aux ressources énergétiques va être laissé à la discrétion et, en fonction des intérêts, d’intérêts particuliers, des intérêts privés, plutôt qu’encadré et guidé par la recherche de l’intérêt commun, de l’intérêt public.
Merci beaucoup pour votre point de vue sur ce dossier, et que continuera de suivre de très près notre collègue Thomas Gerbet, comptez sur lui. Je rappelle, Jean-François Blain, que vous êtes analyste indépendant en réglementation l’énergie.